OUI, J’AI TOUT MON TEMPS. ENTRETIEN AVEC THÉO CASCIANI

 

Théo Casciani. Je vais quand même activer la caméra pour que tu puisses voir où je suis. J’aime beaucoup cet endroit.

Patrick Stasny. C’est dans le centre de Bruxelles ?

TC. Je ne sais pas vraiment où est le centre ici. C’est une ville très atomisée. Il y a bien un centre historique qu’on appelle Bruxelles. Mais là, je ne suis pas à Bruxelles ; je suis à Ixelles, une commune de la région de Bruxelles. Le vrai centre, aujourd’hui, je le placerais peut-être plutôt du côté du quartier européen. En t’appelant, je marche entre les deux lieux où j’ai écrit Rétine, la Cambre et l’appartement où je vivais alors, vers Saint-Gilles. J’ai pris beaucoup de décisions sur ce chemin. Et la nature discontinue de cette ville m’a probablement aidé à avoir les idées claires. Contrairement aux agglomérations centralisées à la française, ici, la langue que je pratique occupe un espace radicalement différent. L’urbanisme permet de choisir sa propre géographie. Pourtant, je n’ai pas vraiment aimé vivre ici.

PS. On peut commencer si tu veux.

TC. Oui, j’ai tout mon temps.

PS. Comment vois-tu cet entretien ?

TC. Je ne sais pas trop, mais j’aime beaucoup cette discussion complice, arrachée à un temps commercial. On a souvent eu l’occasion de parler ensemble des médias qui influencent notre époque, les pure-players un peu branchés, un peu merdiques. Je pense qu’il ne faut pas avoir de mépris pour ces supports puisqu’ils ont réussi à créer une nouvelle norme qui fait shifter les journaux traditionnels, les discours, la critique. Tout y devient très cosmétique, trop explicite. La surface l’emporte. Peut-être qu’un jour je ne parlerai plus qu’au moment de l’écriture des livres, jamais à leur parution. Ce que nous sommes en train de faire est sans doute vain mais précieux.

PS. Parlons de Rétine.

TC. Je dois dire que c’est un exercice étrange : je te réponds alors qu’un an est passé sa parution, je te relis deux ans plus tard, cet entretien paraît trois ans après. C’est une chose lointaine.

PS. Ce n’est pas vraiment un roman, du moins pas dans son sens traditionnel. Ton texte n’est pas exclusivement consacré au langage, le royaume par défaut de la littérature, mais donne plutôt l’impression d’une transgression. On dirait que tu tentes de franchir une frontière, d’aller ailleurs. On a par exemple parlé de livre d’images pour définir ton travail. Pour ma part, j’aimerais prendre le contre-pied et commencer par te demander en quoi Rétine est un roman.

TC. J’ai toujours su que j’étais en train d’écrire un livre, mais pas un roman. Le texte prenait forme, certain.e.s y voyaient de la poésie, d’autres un essai. Parfois, on me parlait de roman. Ce flou nourrissait la part d’incertitudes dont j’ai besoin pour travailler. Le doute est le premier carburant de mon écriture. J’ai entretenu la confusion entre ces différents milieux, mais il me fallait alors définir ce que j’étais en train de faire si c’était à la fois tout ça et rien de tout ça : le problème commençait ici et je me sentais démuni. Je ne sais plus si nous en avons parlé aussi clairement avec Frédéric Boyer, mon éditeur, mais la réception des premières épreuves accompagnées de la mention «roman» m’a étrangement soulagé.

PS. Pourquoi ?

TC. C’était un gain de temps. J’étais satisfait de voir ce mot adossé à mon texte, même si cette tentative était vouée à l’échec. Je me souviens qu’un membre du jury d’un prix littéraire m’avait dit beaucoup de bien de mon livre mais était désolé de ne pas pouvoir le défendre puisque ce n’était pas assez un roman. Aujourd’hui, j’emploie ce terme plus franchement : mon énigme est ailleurs.

PS. Quelle serait ta définition du roman ?

TC. La création d’un temps et d’un espace par le langage.

PS. Et quel est ton rapport à l’idée même de littérature ?

TC. Gêné et perplexe. Ce mot et son singulier trimballent toute une histoire qui me dérange. Sauf peut-être à parler de son climat, d’une littérature ambiante.

PS. C’est-à-dire ?

TC. Un texte qui deviendrait un réseau d’anecdotes, de faits, de fictions, de ressentis ou d’images, peu importe pourvu qu’ils soient composés de sorte à y exposer le lecteur. Je ne veux pas fournir de réponses, je préfère susciter du désir. Suggérer, s’effacer.

PS. Cette remise en question concerne des auteur.ice.s contemporain.e.s qui nous intéressent tous les deux et n’écrivent pas exactement des romans. Iels tentent d’explorer un monde plus vaste ou, au moins, un territoire différent. Aussitôt, iels ont elleux aussi à essuyer des critiques concernant la difficulté qu’il y avait à les considérer comme romancier.e.s. Cette volonté de vouloir absolument catégoriser comme romans des choses qui n’en sont pas ou s’écartent de sa définition classique me surprend. Nous savons que les romans se vendent mieux que les autres types de livres et je me demande si cette volonté de tout transformer en roman ne répond pas à la flexibilité mercantile de ce genre.

TC. Je ne suis pas d’accord. Je pense au contraire que ces logiques économiques ont plutôt tendance à réduire le roman à sa conception la plus caricaturale. Peut-être parce qu’elles seraient davantage menacées par des romans d’un genre nouveau. Que ce j’écris ne colle pas aux attentes du marché me va très bien.

PS. Do you mind if I speak in English for this question ?

TC. Aucun problème. Je te répondrai en français.

PS. I would like to continue discussing the industry of the novel, and its relationship to your literary project. L’une des particularités de Rétine tient à sa manière d’inclure d’autres genres artistiques. Le titre même du livre instille un doute : est-ce une œuvre autonome ou bien la continuation de l’exposition que tu décris, elle-même nommée Rétine par DGF ? La façon dont tu rassembles ces pratiques me semble intéressante et importante. J’ai beaucoup réfléchi au rôle de la littérature dans les arts et je ressens une certaine contradiction. Si bien tu ne fais de hiérarchie objective parmi les arts, entre le texte, un vêtement ou une sculpture, le marché semble pourtant bien en imposer une : alors qu’un.e peintre peut gagner 20000€ pour un seul tableau, un.e écrivain.e pressé.e récoltera 5000€ pour un livre requérant plusieurs années d’écriture.

TC. Je ne me risquerais pas au jeu de différence : les écrivain.e.s ne sont pas les seul.e.s artistes confronté.e.s à des enjeux vitaux. J’échappe à ces logiques de marchés dès lors que ma pratique en est relativement exclue, qu’elle n’y est ni lucrative ni essentielle. On peut parfois pâtir en France d’une image de l’écrivain.e à l’abri du besoin mais qu’importe si certain.e.s sont assis.e.s sur des héritages, ont des métiers parallèles ou font dériver leur écriture vers des terrains plus rentables, il n’empêche que les livres qui offrent une somme décente à leurs auteur.ice.s sont extrêmement rares. Ce que je sais, c’est que les romans rapportent peu, qu’ils prennent du temps à être écrits, diffusés puis lus. Ils sont donc peu efficaces quand ils préfèrent disséquer l’actualité plutôt que de s’attaquer au contemporain. J’entends parfois dire qu’il faudrait l’accélérer et l’affuter pour contrecarrer ces défauts, adapter le roman aux concurrences de Netflix, du tract ou du selfie. Cette perspective me rappelle ces politicien.ne.s qui font grimper le Front National en reprenant ses promesses racistes. Je pense justement que le roman doit aujourd’hui puiser son énergie dans ses zones vulnérables et précaires. Se concentrer sur ses faiblesses pour tenir. Se confronter à ses dehors théoriques, artistiques ou militants pour jauger ses limites et déborder. Les attentes commerciales ordinaires, un sujet saisissant, le bandeau avec une tronche souriante ou un genre conventionnel m’intéressent moins que le livre lui-même. Partant de là, je peux rêver de formes capables d’agir le réel, d’ébaucher des contre-modèles, de compter.

PS. C’est une position très honorable d’essayer de couper tout lien avec ce système ou de ne pas être rattrapé par ses logiques, y compris comme acte politique. Mais nous en sommes là et les écrivain.e.s dépendent du marché, non seulement pour subvenir à leurs besoins, mais aussi dans leur manière de décrypter le monde.

TC. Je veux simplement vivre, aimer et écrire.

PS. Je me demande si le fait que la littérature ait parfois tendance à incorporer d’autres arts en elle-même ne répond pas au dernier souffle du roman qui essaierait d’absorber d’autres médias mieux intégrés pour résister à sa marginalisation, tant sur le plan culturel que social.

TC. Peut-être. C’est vrai que je me sens parfois seul. Mais la présence de l’exposition ou d’une manifestation dans le livre réfère avant tout à des expériences. Ces images sont là parce qu’elles occupent ma vie.

PS. Et comment associes-tu ces éléments ?

TC. Mes textes compilent ce qui m’arrive pour de vrai, ce qui me manque, ce que je crains ou désire. La fiction permet des intrications qui me paraissent urgentes aujourd’hui. J’utilise le roman comme un algorithme, comme une simulation.

PS. Pourquoi particulièrement en ce moment ?

TC. J’ai la sensation que nous vivons une période très morale. Je ne sais pas quoi en penser, mais je remarque que cette époque a un effet réducteur en ce qu’elle empêche de penser la complexité. Je me sens toujours aplati, contraint à une seule dimension d’une chose, d’un débat ou de moi-même. J’ai quelque chose à dire : plutôt que de parler sans arrêt de communautés et de scènes, ce que je comprends autant que je m’en lasse, pourquoi ne pas remettre du dissensus entre les œuvres ? Il n’y pas si longtemps, un journaliste m’a demandé de parler de ma bisexualité en direct à la radio. J’ai fui le sujet et me demande toujours pourquoi. Je veux sans doute garder le secret. Peu importe avec qui je baise, quel argent je gagne ou quel aliment j’achète. Peu importe mes élans de colère, de défonce ou d’engagement. Peu importe cette génération avec laquelle je suis de plus en plus mal à l’aise. Je ne suis intéressé que par ce que disent mes textes. Et c’est pareil quand je lis Ben Lerner, Zadie Smith ou Rainald Goetz. Ça me rappelle le très beau titre de Joan Didion, Let me tell you what I mean. Si demain quelqu’un me questionne au sujet de l’art contemporain dans une soirée, je ne pourrai pas lui dire toute la vérité. Parce que c’est d’abord une relation passionnée envers des œuvres qui ont agrandi mon regard adolescent, mais il y a aussi en moi une part critique vis-à-vis de certaines connivences et dérives, ou bien encore quelque chose comme une fascination, sans compter toutes les autres couches de mon raisonnement qu’il faudrait développer pour que ma réponse soit à peu près complète. Je serais donc obligé de choisir, de ne retenir qu’une perspective, de me montrer sous mon meilleur jour. Au contraire de l’information, le roman ouvre la voie à un panorama plus nuancé, plus complet et donc plus juste. L’écriture me permet d’explorer mes doutes et mes points aveugles. De réduire l’écart entre le brouillard du monde et la transparence des réseaux. En te parlant, je pense à J.G. Ballard, un auteur que j’admire infiniment. Je me reconnais dans cette forme d’anticipation : quand j’écris, j’ai parfois l’impression de m’adresser à un futur indéfini pour décrire par le détail ce que pourraient être nos ruines. Mais ce que j’ai toujours trouvé remarquable dans ses spéculations, c’est sa faculté à imaginer des mondes plus ou moins proches sans les figer dans des modèles systématiques. L’ambition conceptuelle de la science-fiction me plaît beaucoup, mais je suis souvent déçu par ces lectures que je trouve simplistes. Les gens qui ne doutent pas m’inquiètent : les textes péremptoires sont les seuls qui m’insupportent. De même, celles et ceux qui emploient le roman comme crash-test de théories sociologiques ou philosophiques me semblent rater le coche. Voltaire, Diderot, tout ça, ça m’a toujours angoissé. L’art comme cheval de Troie m’a toujours paru non seulement détestable parce que malhonnête mais aussi idiot parce que vain. Il faut être bourgeois ou bête pour croire que c’est aujourd’hui le moyen le plus simple pour se faire entendre. Je ne veux pas être célèbre ; je veux que tout le monde me lise. C’est toute la différence. Ce qui distingue la littérature et les autres arts des disciplines scientifiques à mes yeux, c’est précisément que le discours et le savoir comptent moins que le trouble. C’est là où réside la carte mère d’un texte pour moi, sa beauté, sa grâce. Le roman me permet de répondre aux questions que le présent me pose avec une complexité que le présent m’interdit.

PS. Ce que tu dis là me parle beaucoup. Tu décris cette époque comme une période très morale. Il y a une sensation de sérieux, une gravité qui se transforme parfois en raideur. Une des choses qui m’a semblé la plus originale dans ton livre est la position du narrateur. Tu ouvres le roman avec ce passage qui rappelle les tours jumelles. Pour notre génération, l’attaque du World Trade Center est souvent l’un de nos premiers souvenirs. Une des caractéristiques des vidéos du 11 septembre est qu’elles étaient enregistrées avec des caméras personnelles, hors des grands médias, des footages enregistrés par des gens qui ne savaient pas ce qui se passait ou comment réagir. Et je pense que le narrateur de Rétine procède de la même manière, judicieusement face à  l’enchevêtrement des choses présentes : il a une sorte d’insécurité qui génère de l’intimité. Ce n’est pas le genre de narrateur que l’on trouve chez Houellebecq ou Carrère par exemple. Je pense que dans une grande partie de la fiction à la première personne contemporaine, il y a plus un ton confiant, parfois complaisant. La voix de Rétine a l’air plus timide, plus expérimentale.

TC. Le narrateur me ressemble parce qu’il doute. Quant au sérieux, je ne le suis jamais autant que quand j’écris.

PS. Je ne sais pas si tu seras d’accord, mais je pense que nous vivons une époque où il faut parler et dire la vérité…

TC. Oui, et ça m’effraie.

PS. En même temps, nous savons que nous ne pouvons pas être honnêtes, qu’il y a quelque chose dans le monde, le réel, qui échappe toujours à la littérature. Our métier is concerned with lies as much as with truth. Je pense que c’est ce contre quoi les écrivain.e.s butent constamment. Quel rôle peut jouer la littérature dans un monde où de nombreux discours, à la fois émancipateurs et réactionnaires, emploient une rhétorique très confiante ?

TC. Mes livres ont besoin de vérité pour que je puisse rester plein d’incertitudes. Je songe souvent à la manière dont Apichatpong Weerasethakul en vient parfois à couper brusquement le son de ses films : soudain, tout devient nu. La même chose advient dans un couplet de Frank Ocean ou un saut de paragraphe de Dennis Cooper ; quoi qu’il en soit, l’intention apparaît, y compris dans ses erreurs. Je relis cette phrase trois ans plus tard dans un endroit que je fréquente souvent pour écrire, le bar d’un hôtel extrêmement vulgaire de la Porte Maillot, à l’Ouest de Paris et qui a au moins le mérite d’être situé au sommet de l’une des seules tours de cette ville. Ce que je vois sous mes yeux me touche exactement pour cette raison. Il y’a là une forme de grandeur, de pureté. J’ai découvert ce matin un article passionnant de James Bridle qui trouve dans les bugs des intelligences artificielles comme ChatGPT ou Dall-E l’endroit où apparaissent à la fois leurs motivations malveillantes et leur stupidité fondamentale. Un habit peut nous plaire pour sa promesse de confort ou une architecture briller par son envie de justice. Ces zones de vérité deviennent une sorte d’immense test de Turing puisqu’il y est question de sentiments. Et je crois que je ne parle que de ça après tout, je ne parle que d’émotions.

PS. Tu dirais que Rétine est un livre sûr de lui ?

TC. Je ne peux pas répondre à cette question. Mais j’ai l’impression qu’il est juste. Qu’il a une solidité que je n’ai pas.

PS. Est-ce que ça te rassure ?

TC. Je ne sais pas ce qui me rassure hormis voir les gens que j’aime.

PS. Tu trouves le narrateur de Rétine sincère ?

TC. Il me semble honnête. Et toi ? 

PS. Oui. Je crois que d’une certaine manière, il est sincère dans son manque de sincérité. Il y a cet épisode de la Bible dans lequel Job doute de Dieu. Ce dernier lui pardonne parce que c’est par son doute qu’il montre sa sincérité. Bizarrement, dans Rétine, c’est par son manque de sincérité que le narrateur atteint l’honnêteté, dans ses hésitations constantes entre réalité et fiction, entre ce qu’il voit sur l’écran et dans la rue. Ça me l’a rendu très sympathique. Je ne sais pas si c’est volontaire de ta part ou quelque chose que tu as développé petit à petit dans ton écriture.

TC. C’était une mission difficile à accomplir. L’alliage d’un patrimoine littéraire occidental autoritaire et d’une actualité qui laisse peu de place à l’ambiguïté a rendu les choses périlleuses. Il m’a donc fallu beaucoup de travail pour que la mécanique fonctionne sans pour autant apparaître trop franchement. Et c’est peut-être à cet endroit qu’on peut dire du roman qu’il est réaliste : j’ai l’impression que la vie est souvent plus compliquée que ce que les livres en racontent.

PS. Et le narrateur existe d’après toi ?

TC. Oui, bien sûr. J’en ai beaucoup entendu parler, il m’a transformé. La fiction est partout aujourd’hui. Je ne sais pas ce qu’elle a de vrai mais elle est là. On la retrouve même dans la science. Il ne manquerait plus qu’elle ne soit pas dans les livres.

PS. Tu m’entends ?

TC. Oui, je viens de rentrer dans mon ancien appartement. C’est un ami qui habite ici maintenant.

PS. Ça a l’air agréable.

TC. Oui, tout est très beau, sauf le ciel.

PS. Deleuze disait que dans les livres de Dostoïevski, les personnages sont occupés à résoudre une urgence, comme la menace d’une mort, mais qu’il y a aussi toujours quelque chose de plus important, un problème plus profond que les personnages sont incapables de formuler. Dirais-tu que quelque chose de similaire se produit dans tes textes ? 

TC. Non, parce que je pense que la trajectoire de mes textes repose davantage sur des mouvements, des sensations ou des émotions que sur des problèmes à régler.

PS. Ça ouvre la question de l’intrigue.

TC. Les faits m’intéressent moins que les flux. J’ai l’impression qu’il ne se passe pas grand-chose dans mes récits ni dans ma vie, mais c’est bien pour ça que la forme narrative d’un texte me passionne : la manière dont tout ça tient.

PS. Tu peux développer ?

TC. Les romans traditionnels commencent toujours à m’ennuyer lorsque des drames surviennent. Rares sont ceux et celles qui arrivent à décrire ce qu’il y a de décevant là-dedans. Les quelques épisodes pénibles ou chaotiques que j’ai traversés dans ma vie m’ont toujours semblé moins graves qu’escomptés. C’est toujours un peu naze, on se sent trollé par ses sentiments. C’est plutôt sur le long terme, plus profondément, que ces traumas refluent et surgissent. Je pense chaque jour à des personnes décédées dont je n’ai pas immédiatement réussi à pleurer la mort. C’était assez simple sur le coup. Le réel n’est pas toujours aussi dramatique qu’on voudrait le raconter. Je me souviens que nous nous étions appelés après l’élection de Joe Biden et Kamala Haaris. Nous avions parlé de la Movida. Je n’arrive pas vraiment à me l’expliquer, mais il y avait une part incompressible en moi ce soir-là, absolument morbide et sans raison politique, qui ne pouvait s’empêcher d’espérer que Trump l’emporte, comme si j’enviais ce qui m’effrayait.

PS. Est-ce que tu cherches l’intensité dans l’écriture ?

TC. Je ne la cherche pas, c’est là que je la mets.

PS. L’intensité que ta vie n’a pas ?

TC. Je souffre de phobies d’impulsion que je résous grâce à la littérature. C’est-à-dire que j’essaye d’exprimer dans mes textes une intensité dont je dois préserver le réel.

PS. Dans la scène d’exposition, est-ce que tu crois que le narrateur veut que le terrible se produise, que l’innommable se répète, avec l’attaque des tours ?

TC. Comme chez le lecteur ou la lectrice, il y a sans doute en lui le désir secret que le pire ait lieu, que cette scène horrible et sublime se reproduise. Que la beauté advienne quoi qu’il en coûte.

PS. Pourquoi ne pas dire intensité ?

TC. Parce que je veux dire beauté.

PS. Je pense qu’il peut y avoir une vision moraliste de ton livre, le portrait d’un sujet contemporain piégé par les images qui l’envahissent, mais aussi une lecture suivant laquelle ce sujet chercherait volontairement cette intensité ou cette beauté pour trouver ce qui peut rendre la vie un peu plus intéressante, quitte à se mettre en danger.

TC. Ces deux approches sont possibles et se confondent, mais je n’ai rien à en dire, c’est l’affaire du lecteur ou de la lectrice. Je ne sais d’ailleurs pas si l’axiome de Robert Filliou est toujours opérant [“Art is what makes life more interesting than art.”]. Mais la prise de risque me paraît impérieuse aujourd’hui. Je cherche à dérégler les sens, à exposer qui me lit à une autre réalité. Par exemple, dans Rétine, en décrivant un monde où le réel est devenu une application dans le virtuel et le récit une enclave dans la fiction. Le livre est un organe, un capteur, une arme.

PS. Et la manière dont on peut se situer dans ce nouveau paradigme… I would prefer not to say the sentence “nouveau paradigme”. Peut-être que je peux te demander : penses-tu que quelque chose est modifié dans la façon de fabriquer et de lire la fiction ?

TC. Oui. Notamment, dans Rétine, en éprouvant des façons de trouver du sens dans les feeds. Ce qui m’intéresse en premier lieu face à une création, littéraire ou non, c’est sa capacité à générer des moments épiphaniques sans conséquence. Un texte qui contiendrait l’intensité du 11 septembre sans faire la moindre victime ressemblerait à un chef d’œuvre.

PS. Je pense qu’il y a deux moments clés au niveau politique dans Rétine : la scène de la manifestation et le dernier chapitre. À Berlin, dans la foule, le narrateur semble directement impliqué, il va vers le micro puis parle, sans que l’on sache très bien ce qu’il y fait. Dans « Optogramme », l’épilogue, il garde plutôt ses distances, aucun mot n’est prononcé, mais on remarque une sorte de confiance, une tranquillité d’esprit. Dans quelle mesure cela révèle-t-il une certaine incapacité à s’engager dans des mouvements de masse ?

TC. Je vais dans des manifestations mais l’écriture est précisément le lieu qui me permet de développer des réflexions plus complexes que les slogans que je répète dans la rue.

PS. Pourquoi ne pas s’attarder sur le propos de la manifestation ?

TC. Je m’intéresse plus au style de l’engagement qu’à sa motivation, à ses corps, ses formes et ses écrans plutôt qu’à son discours. Déjà parce que cette élégance du politique, plus largement de la manière de faire ou de vivre, est peu investie par la littérature. C’est là que je pense avoir un rôle à jouer, en mettant le lecteur ou la lectrice dans un état susceptible de déclencher des visions ou des pensées politiques. On pourrait presque dire que mon approche est machiavélique, mais je refuse que mon travail revendique directement ou soit aspiré par les mouvements auxquels je prends part en tant qu’individu. Ça ne regarde que moi, pas mes textes. La manifestation est un motif puissant du contemporain, notamment pour notre génération, mais son esthétique peut aussi avoir une portée révolutionnaire en altérant l’isolement auquel je nous sens contraint.es. Les mondes que je fréquente sont engagés, dans une perspective militante ou de façon plus distante, mais coupés de mouvements qui partagent la même énergie. Mes ami.e.s attendent que quelque chose change, que les gens se soulèvent, des trucs comme ça. Il.elle.s ont l’impression d’être différents, à part, en marge, et ce péril est si grand qu’il.elle.s sont incapables de déchiffrer les insurrections en cours sous leurs yeux. La France, en 2005, a été traversée par une révolte après la mort de deux adolescents, Zyed et Bouna, traqués par la police. Je me souviens des images des quartiers qui flambent et du pouvoir paniqué, mais aussi de la réserve voire de la réticence de nos milieux. À croire que l’émeute ne leur ressemblait pas assez. Je ne veux pas oublier cet échec. J’attribue cet acte manqué à des phénomènes de bulles qui s’accentuent sans cesse. La même chose s’est répétée récemment : on se croyait pionnier.e.s d’une lutte sans s’apercevoir que l’avant-garde, quoi qu’on en pense, c’était les gilets jaunes. Certain.e.s étaient sexistes, homophobes, climato-sceptiques, mais iels ont pris l’Arc de Triomphe. Alors peut-être que l’image même de la manifestation peut créer un dénominateur commun pour ces blocs hétéroclites, sans romantisation du chaos, mais pour avancer vers un engagement commun. Je me souviens avoir été très marqué par la lecture de La psychologie des foules et de The Undercommons quand j’étudiais les sciences politiques. De même que les romans exigent des systèmes parfaits qui ne tolèrent pas le mystère, l’engagement est souvent écrasé par le besoin d’une cohérence absolue du combat qui en affaiblit le cœur, la dynamique. La manifestation et le roman sont des espaces partagés avec des personnes et des récits dont on n’accepte pas forcément toutes les opinions. C’est affaire de modèle, et c’est justement ce dont parle le texte que j’ai écrit entre notre échange et la parution de cet entretien.

PS. Oui : dans ton roman, on ne sait pas pourquoi les gens se rebellent, iels semblent même l’avoir oublié. Mais on dirait que le narrateur ressent une sympathie naturelle pour celleux qui protestent. Tu ne trouves pas ce silence dangereux ?

TC. Je reconnais ta foi dans la littérature quand tu envisages qu’un livre puisse créer du danger. J’espère que tu as raison et j’assume ce risque. J’aurais deux manières de justifier mon geste. Déjà, en te répétant qu’une voiture qui brûle est une voiture qui brûle. Mais aussi en te parlant du respect que le livre doit à son lecteur ou sa lectrice. Pas moi : quand je travaille, je ne pense qu’au livre. Chacun sa place. Mais qui suit ce narrateur depuis plusieurs centaines de pages peut aisément deviner ses combats. J’aime, en écrivant, me dire que je suis de moins en moins nécessaire. Que le livre parle de lui-même. Si demain Pablo, Lucile ou Doris t’envoie un texto pour te dire qu’il ou elle va manifester, tu peux imaginer que ça ne sera pas un rassemblement fasciste. J’aurais donc l’impression qu’expliciter viendrait rompre le contrat du livre, sauf si j’avais quelque chose d’intéressant à ajouter à ce propos. Ce n’était pas le cas.

PS. Passons à une question de forme. Je me souviens que tu m’avais dit planifier tes textes de manière exhaustive, presque paragraphe par paragraphe. Je me rappelle aussi d’une phrase d’André Gide dans laquelle il met en garde contre le risque de ne pas être suffisamment emporté par le langage, de rester figé dans les idées. Tu ressens cette menace du plan ? Autrement dit, dans tes textes, qui dirige, qui a le pouvoir, le livre idéal ou l’écriture du livre?

TC. Mon processus d’écriture vise à ne rien produire moi-même, à ne rien générer ex-nihilo. On pourrait parler d’“uncreative writing”. La première étape du travail consiste à vivre. Ensuite, je capte les intuitions qui me viennent, un faisceau d’images et d’inspirations que je note sur des supports différents, à commencer par ma messagerie Facebook. Il peut s’agir d’un défilé de mode, d’un meme viral, de recherches spécifiques, d’une photographie pornographique, d’une notice Wikipedia ou de l’extrait d’un livre, peu importe, je continue jusqu’au jour où je ressens que tout est là, qu’il est temps de tout rassembler pour créer une enveloppe. C’est le moment où je compose ma partition. Je crois, au fond, que cette méthode de planification est avant tout une preuve de lâcheté. Je n’ai pas le courage de me jeter dans un texte sans savoir où il va. Ma structure est donc extrêmement précise, elle atteint un grand niveau de détail mais reste toujours illisible. Les livres potentiels qui pourraient en découler sont innombrables. C’est l’écriture qui s’occupe du reste. Tout est permis dès lors que le cadre est sharp : je pose les balises d’un territoire au sein duquel le langage a tous les droits. Ce qui suit procède tantôt de l’artisanat, tantôt de la magie. Mais c’est toujours le livre qui mène et décide. Il devient le site de ma rencontre avec l’écriture.

PS. Est-ce que tu dirais que Rétine est une autofiction ?

TC. Je dirais roman.

PS. Pourquoi as-tu décidé de ne pas nommer le narrateur ?

TC. Tu as l’impression que ça manque ?

PS. Non, j’aime bien ça.

TC. Ce n’était pas un choix. Il n’y en avait pas besoin.

PS. Et pour les autres textes que tu écris ?

TC. Des noms peuvent apparaître. L’anonymat du narrateur de Rétine ne relève pas de l’intention. C’est juste comme ça. Je me méfie toujours des textes avec un protocole trop clair. Je n’aime pas sentir la sueur de l’auteur.ice. 

PS. Tes descriptions exhaustives sont-elles une façon d’attester de la puissance graphique de la littérature, de sa capacité à créer des espaces sensuels et textuels plausibles, parfois plus que le vrai monde, ou bien est-ce une tentative romantique de lutter contre le pouvoir des images, un élan désespéré qui échoue nécessairement à cause de l’incapacité du langage à communiquer le réel, à le représenter ?

TC. J’aurais toujours tendance à pencher pour l’option romantique, mais les deux me semblent recevables. La quête ambiante dont je te parlais plus tôt correspondrait davantage à l’esprit de mes descriptions. Je ne peux ignorer que j’écris à l’âge du Neuralink, de Lil Miquela et des deepfakes. Ces influences m’obligent à regarder le réel dans tout ce qu’il a d’incertain.

PS. Récemment, un écrivain a déclaré que la littérature est l’endroit où ne ment pas.

TC. Je trouve cette position honorable mais nécessairement mensongère. Je lis ses textes comme des mockumentaires. Les débats entre fictions et réalités me paraissent has been. Nos vies sont des fictions : on se raconte, on raccourcit. L’époque est mythomane. Je ne crois plus trop aux vérités unanimes. De nouvelles choses sont à inventer. Un monde de plus, un monde de moins, on est plus à ça près.

PS. La fiction de nos propres vies, ce qu’on appelle “autofiction”, est une des expériences littéraires les plus vaines qui soient : non seulement, on écrit sur soi-même, mais on croit également que ce qui nous arrive intéresse les autres. C’est pourtant aussi le lieu où se cimentent les briques qui soutiennent cette vanité, où les subtilités de l’ego sont démantelées.

TC. Je ne comprends pas. Peux-tu reformuler en français ?

PS. Disons que c’est un genre qui assume sa mythomanie.  

TC. Je vais te donner un exemple : dans Rétine, la scène de la chapelle dans le gratte-ciel part d’une expérience vécue. J’avais passé une nuit fabuleuse, sidérante et angoissante à Osaka avec plusieurs ami.e.s. Les aventures qui se sont succédées jusqu’au petit matin sont trop romanesques pour pouvoir figurer dans un livre. Je n’ai donc gardé que cette capsule au sommet d’un immeuble désert. Je ne me souviens plus exactement, mais la chapelle était moins bien décorée que dans ma description. Cette amélioration répondait moins à une astuce d’écrivain qu’à ma volonté de rendre le tableau tel que j’aurais voulu qu’il soit. Quelques mois plus tard, à Paris, j’ai croisé dans une fête une connaissance que nous avons en commun avec Taddeo, un ami qui me manque beaucoup et qui était avec moi dans ce building japonais. L’alcool aidant, j’ai commencé à lui dépeindre la scène osakienne en donnant ma version des faits, perdu entre la vérité et le récit que j’en avais fait dans mon livre. Elle m’a écouté attentivement puis a fini par me répondre que Taddeo lui avait déjà raconté cette histoire. Je me suis senti con, pris au piège de ma manipulation. Mais elle m’a aussitôt surpris en me parlant avec conviction du mobilier de la pièce et donc en validant la zone fictive. Ou bien Taddeo avait menti lui-aussi, ou bien elle avait généré le mensonge d’elle-même. Je n’en sais rien, mais le doute s’était propagé.

PS. Pour continuer sur le thème de la réalité et de la fiction, j’aimerais te parler d’un exemple récent qui m’a beaucoup marqué. La série The Crown, qui retrace les événements de la famille royale britannique, a récemment été mentionnée dans l’interview du Prince Harry par James Corden. Quand l’animateur lui a demandé s’il était gêné par ce que la série montrait de lui, le Prince a répondu que non, parce que c’est de la fiction : ce qui le dérange, ce sont les enquêtes journalistiques à son sujet puisqu’elles concernent la réalité. Je trouve ça fascinant.

TC. Oui.

PS. La question que je me pose est la suivante : pourquoi considérer que ce qui est raconté sur Netflix relève plus de la fiction que ce que l’on lit dans les journaux ? Ce que je trouve un peu frustrant ou dépassé chez les romancier.e.s de la génération précédente, c’est que même s’iels se plaisent à franchir la frontière entre fiction et réalité, iels maintiennent toujours une distinction hermétique entre ces deux termes. Ton roman me paraît rafraîchissant en ce qu’il abat complètement cette séparation. Pourtant, le narrateur sonde ces limites, ce qui me semble très généreux. 

TC. C’est un compliment qui me touche beaucoup. Je te conseille de parcourir les enquêtes de Forensic Architecture à ce sujet, je crois que ça pourrait t’intriguer. La relecture de l’Énéide ou du Décaméron suppose que ces distinctions ne sont pas éternelles. Peut-être que ne plus distinguer la réalité de la fiction s’apparente plus à un retour à la normale qu’à une révolution. J’ai d’ailleurs l’impression que les grands récits manquent. J’aimerais créer des mythes. Quoi qu’il en soit, je ne peux pas être plus honnête avec la vraie vie qu’en montrant tout ce qu’elle a de faux.

PS. Ce sont des champs artificiels ?

TC. Oui, je crois. Et limiter des concepts si vastes et donc les quantifier me gêne. Si le roman peut déjouer les logiques de marchés dont nous parlions, c’est aussi en tâchant d’éviter que la réalité ou la fiction puissent devenir des éléments de la blockchain, comme des bitcoins qui s’échangent avec leur nombre fini d’entités. Je ne cherche pas la maîtrise.

PS. Les romans postmodernes m’ont toujours un peu dérangé dans leur tendance à un humour froid et ironique, loin de la compassion ou de la franchise qu’a par exemple le ton de Dickens. J’ai parfois trouvé ça très violent, mais ton roman parvient à éviter cet écueil.

TC. 🙂

PS. Ça me rappelle la façon dont Sebald refusait toute forme de violence dans le langage.

TC. Je serais très heureux qu’on dise de mes textes qu’ils sont soigneux. 

PS. David Foster Wallace avait déjà détecté un certaine insatisfaction dans la dérive postmoderne : la soumission de tout élément, y compris les émotions, à l’inspection, à la déconstruction. Et, en réaction à cela, même si ce n’est pas contradictoire, il y aurait donc une autre écriture possible, comme dans une nouvelle distanciation brechtienne, avec une sincérité qui sait que la sincérité n’est pas possible.

TC. Je ne comprends pas pourquoi tu n’aimes pas Foster Wallace.

PS. Que penses-tu de ce qu’il appelle « new sincerity » ?

TC. La sincérité ne peut pas être un khôra ou un statement pour moi. Ce n’est pas mon but en écrivant.

PS. Quel est donc ton but ?

TC. Que ça parle à ma grand-mère et à mon moi adolescent.

PS. Et au narrateur?

TC. Je ne vois pas le rapport.

PS. Entre Rétine et Théo Casciani ?

TC. J’ai bien aimé ce livre.

PS. Et concernant la sincérité ?

TC. Je n’en sais rien. Je n’ai jamais pensé en ces termes face à mon document Word. Ça doit flotter dans mon esprit. Il y a des choses qui sont là, que je ne choisis pas. C’est indéterminé.

PS. Comment cela rejaillit-il sur ton travail ?

TC. Je lis beaucoup, sur internet, dans des livres, y compris quand j’écris. Je ne me tourne pas spécialement vers des textes liés à mes recherches en cours. Je prends tout ce qui passe, par capillarité et par hasard, dans une sorte de partage de connexion permanent. Maintenant que je t’écris depuis Marseille, je remarque que mon ordinateur est cerné par des livres d’Ovide, Malaparte ou Chris Krauss. Je ne cherche pas à leur faire écho, mais ça m’habite, ça déteint. C’est pour ça que je ne vais plus au cinéma depuis un moment ; c’est trop puissant pour moi, comme une substance que mon corps ne tolèrerait pas. Il y a quelque chose de flagrant qui me dérange et me tétanise. Toutes ces rencontres fortuites, tous ces matériaux disparates stagnent dans ma mémoire vive. Ils tombent dans mon inconscient et finissent inexorablement par resurgir. C’est plus fort que moi. Je vis les choses ainsi. Je ne veux pas filtrer mes pensées, mes complicités et mes faiblesses. Je laisse venir. La solitude de l’écriture ne l’empêche pas d’héberger une communauté d’affinités, de mystères et d’inspirations.

PS. Que veux-tu dire ?

TC. Que les textes ont besoin d’attention.

PS. Nous finissons cet entretien trois ans plus tard. Tu es en train d’écrire Maquette, ton prochain roman, que j’aime imaginer comme une grande construction vide avec des halls qui résonnent. Je crois que tu étais en fait déjà en train de penser à ce livre lorsque nous avons commencé cette conversation. Y a-t-il quelque chose de cet entretien dans l’esprit du livre à venir ?

TC. Tout ce qui m’occupe depuis que j’ai commencé à écrire Maquette, mes lectures, mes relations, mes amours, mes influences, mes colères, mes fatigues, mes orgasmes, mes conversations, absolument tout ce que je vis depuis plus de quatre ans aura sa place dans ce roman. Entre temps, nous nous sommes vus à Paris, à Londres, à Marseille et à Barcelone. Au moment où je relis ces lignes pour la dernière fois, nous sommes toujours amis.

PS. Tu accompagnes ce projet d’un cycle de lectures protéiformes, comme si le geste d’expansion allait plus loin.

TC. Oui, cette série est composée d’autant d’épisodes que de chapitres dans le manuscrit. Je voulais détourner les codes habituels de la propagation d’un texte, reprendre à mon compte la logique du feuilleton. Ces événements collaboratifs aspirent à mettre le texte à l’épreuve de différents regards et sensibilités tant qu’il est encore malléable, et à utiliser une variété de canaux pour installer le climat de cette fiction. J’ai bien conscience des dangers que je cours. L’équilibre est difficile à maintenir. Chaque fois que je vais voir mon éditeur, j’ai l’impression de me retourner vers ma base, mon point de repli. Et à dire vrai, si tant est que j’en sois capable, je ne suis pas sûr de réussir. Le texte en ressort grandi, ça, j’en suis sûr. Les inspirations se multiplient, les pages se diffusent, chaque phrase passe l’épreuve du feu ; des personnes que j’admire prononcent mes textes, Hans Ulrich Obrist, McKenzie Wark et Hastune Miku deviennent des personnages, ma fiction se promène du plus grand musée du monde au jardin de ma grand-mère. Mais je suis rattrapé par la réalité : des gens lisent, d’autres non, et je dois danser sur le bord de la crevasse créée par les mécaniques médiatiques et économiques dominantes. Je ne sais pas si je vais m’en sortir, mais le livre sera là.

PS. Quelle forme aura ce texte?

TC. C’est une cosmogonie.

PS. Je pense qu’il y a pourtant une façon de lire l’histoire de la littérature moderne comme un chemin vers l’extinction, l’épuisement, le silence. Je suis moi-même assez attiré par la pensée que l’aboutissement de la littérature sera sa disparition, comme l’imaginait Blanchot. Je suis pour ma part assez ému quand je pense à ton envie d’écrire «sans créativité». Qu’entends-tu exactement par là?

TC. Qu’on soit bien clairs : il n’est pas question d’une écriture qui renonce à son désir d’inventivité. Je suis convaincu que la littérature reprend des couleurs quand elle se rappelle qu’elle est un art parmi d’autres. Mais j’ai juste envie de croire que les romans n’ont besoin de personne pour dicter leur rythme, qu’ils peuvent se passer de nos manœuvres pour générer leurs propres histoires. Je les sens capables de fixer une loi que je n’aurai plus qu’à suivre, de vous faire plus peur que n’importe quoi d’autre, de nous sortir de nous-mêmes.

PS. Au début de cet échange, tu as dit ne plus être investi dans le débat de ce qui retourne ou non du roman, si telle ou telle œuvre en est un, ou essai, un poème, etc. Tu m’as dit que ton énigme était «ailleurs». Trois ans plus tard, sais-tu à quoi pourrait ressembler cet endroit ?

TC. Je me demande simplement ce que peuvent les livres aujourd’hui.

PS. Voilà ma dernière question ; après avoir fini le premier enregistrement, nous avons continué à parler pendant un moment. Je me souviens que tu m’as dit que «le roman, l’autofiction, etc. je suis fatigué de tout ça ; je veux écrire des mythes maintenant. » C’est-à-dire?

TC. Retrouver de l’ambition.

Biographie Patrick Stasny:

Patrick Stasny est un écrivain installé entre l’Espagne et le Royaume-Uni. En 2021, il a obtenu une double maîtrise en théorie critique et en histoire de l’université de Goldsmiths, à Londres. Depuis, il écrit, édite et a contribué à un ensemble de publications, notamment The Stinging Fly, CTXT et Letras Libres. Il travaille actuellement à la rédaction de son premier roman.